• 12 november 2025 1:54 AM

La victoire tant attendue pour les Droits des Femmes : Le parcours du Kazakhstan vers la criminalisation des violences domestiques, en accord avec les normes Européennes et internationales

Photo Iftikhar Alam

Par Dr Muslim Khassenov, Professeur associé à l’Université Maqsut Narikbayev, Membre de la Commission nationale pour les affaires féminines, la famille et la politique démographique auprès du Président de la République du Kazakhstan, et Membre de la Chambre civique auprès du Parlement (Mazhilis) de la République du Kazakhstan

Contexte mondial et européen

Selon une récente enquête d’ONU Femmes, un pays sur quatre fait état d’un recul des droits des femmes en 2024, tandis que les violences fondées sur le genre sont en augmentation. Le rapport indique que « dans le monde, une femme ou une fille est tuée toutes les 10 minutes par un partenaire ou un proche », une statistique alarmante qui appelle les gouvernements et les institutions à renforcer les lois contre les violences faites aux femmes, tout en promouvant une approche de tolérance zéro à l’échelle mondiale.

Même si certains pays de l’Union européenne se distinguent dans les classements mondiaux en matière de protection des droits des femmes, les statistiques révèlent qu’une femme sur trois dans l’UE a subi une forme de violence au cours de sa vie, et que plus de 3 000 femmes sont tuées chaque année par leur conjoint ou un membre de leur famille. Pour répondre à cette situation, l’UE a fait de la lutte contre les violences domestiques une priorité dans sa Stratégie pour l’égalité entre les femmes et les hommes 2020-2025, a ratifié la Convention d’Istanbul en 2023, et a adopté en mai 2024 la première législation européenne sur la lutte contre les violences faites aux femmes.

Dans un contexte mondial assombri par le changement climatique, la multiplication des conflits, les crises sanitaires et économiques, et les coupes budgétaires dans l’aide humanitaire — des facteurs aggravants pour les violences domestiques — et alors que l’on constate un rétrécissement de l’espace accordé aux ONG soutenant les femmes et les filles, il est encourageant de voir que mon pays, le Kazakhstan, a emboîté le pas à l’UE dans sa lutte contre les violences faites aux femmes.

La Loi Saltanat : Symbole historique

Dans une avancée historique pour les droits humains au Kazakhstan, le pays a franchi une étape majeure avec l’adoption de la Loi Saltanat, promulguée en avril 2024 et entrée en vigueur en juin de la même année. Cette loi représente l’aboutissement de sept années de plaidoyer incessant mené par des activistes, la société civile et des citoyens mobilisés. Nommée en mémoire de Saltanat Nukenova, une jeune femme brutalement assassinée par son mari, ancien ministre de l’économie, cette loi est devenue le symbole de la lutte contre les violences domestiques et témoigne de la force de l’action collective et de la résilience. Outre l’engagement de la société civile, la combinaison de la volonté politique et de l’expertise scientifique a permis de créer une synergie décisive pour son adoption.

Le tournant tragique

Si les tentatives législatives précédentes ont été bloquées par des groupes ultra-conservateurs invoquant les « valeurs familiales traditionnelles » à travers des campagnes de désinformation, la tendance a commencé à s’inverser avec le meurtre tragique de Saltanat Nukenova en novembre 2023. Ce drame a suscité une indignation nationale et une couverture médiatique intense. En réponse, le président Kassym-Jomart Tokaïev a appelé le Parlement à élaborer d’urgence une loi de protection des femmes et des enfants.

Photo Pichai Pipatkuldilok

Processus législatif et résistance

En tant que membre du groupe parlementaire chargé de rédiger la Loi Saltanat, j’ai été témoin des efforts acharnés visant à créer un cadre juridique complet pour protéger les victimes. Bien que toutes les propositions n’aient pas été retenues, nous savions qu’il valait mieux adopter une loi imparfaite que de ne rien faire. Le projet a néanmoins de nouveau fait face à une opposition farouche des mêmes milieux conservateurs, qui ont tenté de faire pression sur les sénateurs à travers des campagnes de lettres demandant le rejet du texte.

Mobilisation citoyenne sans précédent

Malgré ces obstacles, les activistes et la société civile n’ont pas fléchi. Des campagnes ont mobilisé l’opinion publique, s’appuyant sur l’émotion suscitée par la mort de Saltanat. Une pétition lancée par le groupe de réflexion privé Talap en février 2021, qui ne comptait au départ que 5 000 signatures, a atteint 150 000 signatures vérifiées après le drame, dont 90 % émanant de femmes. Cette mobilisation massive a révélé l’urgence d’un changement.

Des militants ont également lancé la campagne « Les hommes kazakhs contre la violence », rassemblant des hommes de tous horizons — champions olympiques, sportifs, influenceurs, défenseurs des droits humains — qui ont publiquement condamné la violence et affiché leur engagement pour une tolérance zéro. Cette mobilisation transversale a été essentielle dans le processus législatif, démontrant la nécessité d’une réponse collective de la société face aux violences domestiques.

Renforcement des protections juridiques

En complément de la Loi Saltanat, les amendements récemment adoptés par les sénateurs introduisent une responsabilité pénale pour le harcèlement obsessionnel (stalking), défini comme le fait de suivre ou d’espionner une personne sans son consentement, dans le but d’entrer en contact avec elle, causant ainsi des préjudices, même en l’absence de violence physique. La nouvelle législation criminalise également les mariages forcés sous menace, contrainte ou chantage, y compris les menaces de révéler des informations humiliantes concernant la victime ou ses proches. Ces amendements renforcent considérablement la protection des individus victimes de diverses formes d’abus, consolidant l’engagement du pays en faveur de la dignité humaine et des droits fondamentaux, en particulier ceux des femmes.

Photo Denys Golub

Prise de conscience nationale

L’émoi provoqué par le meurtre de Saltanat a non seulement accru la vigilance citoyenne, mais aussi mis en lumière l’ampleur des violences domestiques au Kazakhstan. Si son cas a focalisé l’attention, il faut rappeler que des milliers d’autres violences restent invisibles. Les milieux académiques ont aussi joué un rôle clé en produisant des études nationales alarmantes, révélant qu’un cas de violence domestique sur cinq entraînait un décès, et que plus de mille vies avaient été perdues à cause de ces violences au cours des six dernières années.

Prochaines étapes et vision

Si la Loi Saltanat constitue une victoire majeure, ce n’est que le début d’un long chemin vers l’éradication des violences domestiques au Kazakhstan. Il nous faudra désormais nous concentrer sur d’autres enjeux connexes tels que le harcèlement, les mariages forcés ou les violences psychologiques, à travers de nouvelles mesures législatives. Au cours de l’année à venir, nous suivrons de près la mise en œuvre de la loi, en analysant les données et en réalisant des enquêtes sociologiques pour évaluer son impact réel.

Notre objectif ultime est de construire une société fondée sur une tolérance zéro envers les violences domestiques, dotée des infrastructures nécessaires pour soutenir et protéger les familles, en conformité avec les normes européennes et internationales. Le cas de Saltanat Nukenova nous rappelle avec force qu’un changement significatif est possible lorsque le gouvernement, la société civile et le monde académique s’unissent pour faire avancer la justice. Il ouvre également la voie pour que le Kazakhstan rejoigne un jour la Convention d’Istanbul.

Un avenir sans violence

Alors que nous tirons les leçons de ce parcours, restons unis dans notre lutte pour la justice et la sécurité de toutes et tous. L’adoption de la Loi Saltanat est un signal fort, un espoir pour les plus vulnérables, et une preuve que leurs voix peuvent être entendues. Ensemble, nous pourrions construire un avenir sans violences envers les femmes.

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